Penser la limite : les acteurs du changement

Par Nicolas Lozier.

Serait-on en passe, comme le suggère Ascher (2009), de devenir une civilisation urbaine ? Cette question nous dévoile. La considérer met en lumière une génération (de générer) des individus et des sociétés dans le giron de la société urbaine. Ils sont modelés au fait urbain. Cette dimension urbaine elle-même se façonne, évolue, reflète les états d’esprit, bien plus que manichéen, de la société globale. Ce texte fait office de préambule à plusieurs sujets de reflexion, ici effleurés, que je souhaite développer. Ébaucher, à cette étape, une réflexion sur les penseurs de la limite confirme le besoin de se pencher sur ce qui pose problème avec la ville, produit social, et sur les manières dont ces problèmes peuvent être réglés par ses individus.

Lagos, Nigeria : un peu plus qu'une esthétique du chaos

Lagos, Nigeria : un peu plus qu’une esthétique du chaos

Ces derniers siècles, la philosophie des Lumières et le système capitaliste ont façonné les modes de penser et de produire la société en général. Cette dynamique a évidemment été reproduite bien différemment selon les régions du monde. La propagation de la logique du développement et des idées capitalistes (néo)libérales au cours des deux derniers siècles a vu l’émergence d’un ordre urbain différencié. Au sein même de la société occidentale, Lefebvre (1970) soutient que l’urbanisation complète de la société est en cours. Précisons, avant de développer ci-dessous, qu’il ne serait être question que d’urbanisation au niveau matériel, sur le principe d’une dichotomie ville-campagne. Mais si le terreau occidental est le réceptacle privilégié des idées sur la rationalisation de l’organisation socio-spatiale, l’exportation de ce modèle aux autres sociétés régionales du monde s’est déroulée avec plus ou moins de succès. La preuve (territoriale) en est, pour Fourchard (2007), l’incapacité de certains États en Afrique, notamment le Nigeria, de répondre aux besoins de leur société sans référer de façon normative à un ordre urbain de type colonial. Cette incapacité, sans vouloir être angélique, a cependant quelque chose de remarquable : l’impuissance des gouvernements de se démarquer des modes de production politique, économique et social dominants a façonné une mégapole de Lagos à la fois esthétiquement chaotique (pour Koolhaas) et incubatrice de mille ressources.

Plutôt que de se laisser déborder, de vivre avec fatalité un développement urbain et humain augmentant les disparités, de nombreux individus agissent avec ingéniosité ou font preuve de ressort. Ce qui, pour certains des plus démunis, nécessite une bonne dose de persévérance, à défaut de ressources. D’autres se montrent plus subversifs. En Allemagne, ou ailleurs, des individus s’organisent pour détourner des espaces urbains creux (public ou privé) dont ils réclament le droit d’user ; interstices parmi les espaces pleins de la ville qui appellent un « agir urbain » (Petrescou, Querrien et Petcou, 2008). Car l’espace public, construit en fonction des préceptes libéraux puis néo-libéraux, incarne l’esprit de la consommation de masse (Guy Debord publie la Société du spectacle en 1967) puis celui de la consommation différenciée, esprits colportant matériellement et de façon intangible les symboles du pouvoir (Petropoulou, 2010). Ainsi, entre pratiques à la limite de la survivance (Davis, 2007) et pratiques d’appropriation de l’espace de vie, il est question de failles ou d’ouvertures dans lesquelles croissent la vie. À l’envers de cette tendance généralisée et implacable, certains penseurs ont pensé le système dans ses premiers retranchements. Par exemple, le mouvement situationniste a tenté de parer cette évolution en proposant des modèles de ville alternatifs.

Pour un « droit à la ville »

Avec la libéralisation des forces économiques et leur intrication dans les appareils politiques, la réalité urbaine devient une force productive. En vue de « l’urbanisation complète de la société » (Lefebvre, 1970), la « problématique urbaine » impose de considérer le fait urbain comme un phénomène plus complexe que la ville. S’engager sur cette voie du « possible » présuppose de s’attarder aux obstacles pour y parvenir. En postulant, à la fin des années 1960, que la ville industrielle est en crise, Lefebvre montre avec optimisme qu’aucune action ou production sociale (telle que la ville) est immuable, que rien n’est donné. Il présage la globalisation urbaine. Ainsi, lorsqu’il évoque la « révolution urbaine » à venir, Lefebvre anticipe la phase critique que les villes et ses habitants vont connaitre dans ces dernières décennies (Smith, 2003). N’en déplaise aux idéologues (j’emploie le terme de Lefebvre) qui ne s’en tiennent qu’aux cohérences, associer l’urbanisme comme politique (dans ses dimensions institutionnelle et idéologique ; cette position, confronter la politique à l’économie, lui permet de critiquer l’urbanisme scientifique et technique de l’époque) met de l’avant les espaces hors gouvernes (les hétérotopies ; c’est-à-dire qu’un lieu est le réceptacle d’un sens, d’une pratique, d’une fonction, et à la fois détourné : par exemple le lit des parents sur lequel jouent des enfants). À cet effet, il souligne le pouvoir dialectique de la rue ou du monument. Ils sont autant moments de libération qu’instruments de contrôle socio-spatiaux ; à la fois espaces partagés et espaces disputés, pour reprendre la formule de Fourchard.

L’urbanisation (quantitative cette fois) du monde met en lumière des schémas inégaux de la ville contemporaine, entre « mégacités » et métropoles ou « villes globales ». L’accroissement du nombre d’habitants des villes produit fatalement des formes urbaines (la « bidonvillisation ») aux conséquences inhumaines, à la limite d’une survivance biologique et écologique (Davis, 2007). Aux lendemains de l’application des programmes internationaux d’aides aux développement, comme les programmes d’ajustements structurels (PAS) mis en place par le FMI, dans les différents pays du soi-disant tiers monde qui ont découlé sur une ingérence interne des politiques nationales de nombreux pays (Al Sayyad, 2003), le mouvement de population causé par la « dépaysanisation » des régions africaines entraine une migration soutenue vers les grandes villes alors même qu’aucune production économique n’y soit possible. Tandis que les gouvernements tentent de contrôler l’ « informalité » qui en résulte, causant des affres à l’échelle des rues, des marchés publiques, les résurgences irréversibles de l’incontrôlable, ou de l’ouvert comme dirait Lefebvre, se montrent toujours là. Mais cette informalité urbaine est le produit de multiples forces. Elle peut avoir des causes multiples et toutes ne sont liés à l’approche néolibérale, comme c’est le cas en Israël avec les camps de réfugiés palestiniens (Al Sayyad, ibid.). Les tentatives de contrôles associés font état d’une collection de pratiques, qu’elles soient juridiques ou technologiques, visant à limiter les accès aux espaces urbains, voire à ségréguer. « We have learned that urban informality does not simply consist of the activities of the poor, or a particular status of labor, or marginality. Rather, it is an organizing logic which emerges under a paradigm of liberalization » (Al Sayyad, 2003 : 26).

L’expression de Lefebvre, pour « un droit à la ville », devient un mot d’ordre. Il justifie l’action citoyenne suite aux conséquences des tensions individuelles ou collectives poussées à saturation dans une société où la tendance néo-libérale dessine les formes de contrôle politique et façonne une dimension économique accentuant les écarts de richesse. C’est cette nouvelle forme de mouvement social, initié à Seattle en 1999 lors d’un sommet du G8, que l’action collective « December Youth » inaugure en Grèce en 2008 (Petropoulou, 2010). Cette série de manifestations se distingue des mouvements sociaux plus « traditionnels » dans la mesure où il vise dans les centres-ville, qui sont le territoire du capital, d’Athènes et de Thessalonique les symboles du néolibéralisme (ou les artifices qui alimentent le spectacle). Mais au-delà de porter une action violente (ce que ne peut exclure la « révolution urbaine », rappelle Lefebvre), il s’agit, pour Petropoulou, de réaliser une action collective en quête d’appropriations de son espace de vie, un « mouvement social urbain poétique ». À cet égard, notons le rôle que peuvent jouer certains sites web du réseau Internet servant de médiation instantanée dans l’organisation de résistances populaires (en Grèce, mais aussi récemment en Iran, et quasi simultanément à la rédaction de ce texte en Tunisie ou en Égypte).

Le rôle des acteurs analystes

Nous reprenons volontiers le terme d’acteur analyste employé par Lefebvre pour désigner les théoriciens, les commentateurs ou les simples individus actant à redéfinir les capacités inexploitées, hétérotopiques, de l’espace de vie individuel et collectif. Le mouvement situationniste a tenté de parer cette évolution en proposant des modèles de ville alternatifs. Si tout n’était pas bon à prendre, sa philosophie a perduré grâce à sa propension à penser la limite à une certaine époque (de la fin des années 1950 aux lendemains de Mai 68). Aujourd’hui, le deuil suite au sabordage du mouvement par Debord (l’Internationale Situationniste a été initié en 1957) étant dépassé, il y a résurgence des thèses situationnistes. Pourquoi ? Si le mouvement situationniste fait l’objet de récupération par certaines institutions, notamment pour ses aspects esthétiques, il confère une base théorique qui nourrit les lectures de multiples individus exprimant leur volonté de s’approprier leur espace de vie (Swyngedouw, 2002 ; Schafer, 2008 ; Petcou et Petrescu, 2008).

Remise en cause de la société capitaliste par le détournement

Guy Debord, à la tête du mouvement, et ses fidèles se sont inspirés des thèses de Lefebvre qui faisaient l’actualité. Cette période d’échanges entre le philosophe et les situationnistes (auparavant les Lettristes) a été aussi brève qu’intense ; chacun, au bout d’un temps, s’accusant l’un et l’autre de plagiat (Simay, 2008). Néanmoins, elle a été le point de départ d’une réflexion fructueuse qui traduisait l’esprit révolutionnaire de l’époque. Alimentée principalement par les réflexions de Debord (dans la continuité de Lefebvre) et ses critiques sur le système capitaliste, l’objectif du mouvement était de tenter une « transformation révolutionnaire de l’existence, à travers la participation des citoyens et la réintégration du poétique dans l’ordinaire » (Simay,ibid. : 203) à partir de pratiques artistiques et littéraires. Les réflexions ont plus particulièrement porté sur le rôle de l’architecture et de l’urbanisme avec comme perspective de faire la jointure « entre la ville, la vie et le désir » (ibid : 204). S’inspirant du modèle du joueur (Homo Ludens) de Huizinga (1951), elles encourageaient la participation actorielle de chacun dans la construction de  « situations » : « c’est-à-dire à l’élaboration de moments de vie, à la fois singuliers et collectifs, à la création d’ambiances ou de jeux d’événements, tous transitoires. De ce fait, chaque construction, pour être à l’écoute du désir et ouverte sur le possible, devra nécessairement être mobile et modulable, permettant à chacun, au gré de ses envies, des rencontres et de la force des lieux, de réinventer sa vie à travers une série indéfinie d’expérimentations » (Simay, ibid. : 2004).

Ainsi, pour reprendre un symbole de Lefebvre, la rue devient lieu d’expérimentation puisqu’elle est brimée par le pouvoir. L’esprit révolutionnaire contemporain voit en la rue le canal qui portera ses idées vers leur matérialisation. Toute la richesse du mouvement vient qu’il construit son essence dans les perversions du système politico-économique (qui est à la limite de l’implosion/explosion) de sorte à embrasser les points positifs et les possibilités de celui-ci. Il ne pourrait s’agir de révolution mais plutôt d’une évolution dialectique arrachée de l’intérieur, à la manière d’un geyser. Afin de lutter contre la commodité du moment, Debord propose le « détournement » (Swyngedouw, 2002). Il propose ainsi une redéfinition du rôle de l’espace urbain selon un processus de compréhension géo-historique et réclame de se détourner des signes (qui sont le symbole, le phénomène de l’espace en représentation, du capitalisme). Les désirs individuels rencontreront les ambitions collectives et motiveront les initiatives locales, au quotidien.

Appropriation d’un espace creux : Les jardins Ecobox, Paris.

En guise d’ouverture

De plus en plus souvent, le milieu artistique s’enquiert à montrer ce que le cinéaste Chris Marker, dans son film documentaire « Sans soleil » (1983), réalisait, c’est-à-dire « un voyage aux deux pôles extrêmes de la survie ». Même si plusieurs dans le milieu cinématographique, déplore Dasgupta (2006), s’entiche à représenter dans un simulacre occidentalisé la vie humaine dans les différentes régions du monde (on peut montrer du doigt des films comme « Slumdog Millionaire », succès des box office en 2008), d’autres tâchent de rendre poétique la cruauté du réel. Dans « Sans soleil », ce magnifique documentaire, Marker filme les polarités du monde en scrutant deux contextes : le boom économique et technologique du Japon survenu dans les années 1970, un extrême, et, autre extrême, l’état de pauvreté la plus absolue d’un village d’une île du Cap Vert (ou bien est-ce au Cambodge ? Que sais-je…). La démarche de Marker est un point de départ auquel il faut emboîter le pas, à sa manière.

Nicolas Lozier

Bibliographie

ASCHER, François. 2009. L’âge des métapoles. Paris, Éditions de l’aube.

ALSAYYAD, Nezar. 2003. « Urban Informality as a « New Way of Life »». In Ananya ROY et Nezar ALSAYYAD (dirs.). Urban Informality: Transnational Perspectives from the Middle East, Latin America and South Asia. Lanham : Lexington Books, p. 7-30.

DASGUPTA, Rana. 2006. « The Sudden Stardom of the Third-World City », The New Statesman, march 23.

DAVIS, Mike. 2007. Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global. Paris, La Découverte, chapitre 1.

FOURCHARD, Laurent. 2007. « Les rues de Lagos : espaces disputés/espaces partagés », Flux, no. 66-67, octobre 2006-mars2007, p. 62-72.

LEFEBVRE, Henri. 1970. La révolution urbaine. Paris, Gallimard, chapitre 1.

MARKER, Chris. 1983. Sans soleil. Paris, Argos films, film documentaire, 100 min.

PETCOU, Constantin et PETRESCU, Doina. 2008. « Agir l’espace », Multitudes, no. 31, hiver 2008, p. 101-114.

PETRESCU, Doina, QUERRIEN, Anne et PETCOU, Constantin. 2008. « Agir urbain », Multitudes, no. 31, hiver 2008, p. 11-15.

PETROPOULOU, C. 2010. « From the December Youth Uprising to the Rebirth or Urban Social Movements: A Space-Time Approach », International Journal of Urban and Regional Research, Early view.

SCHÄFER, Christoph. 2008. « Sur les palmiers, la neige », Multitudes, no. 31, janvier, p. 43-50.

SIMAY, Philippe. 2008. « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes »,Métropoles, no. 4, <http://metropoles.revues.org/document2 902.html> [En ligne]. Page consultée le 27 avril 2009, p. 202-213.

SMITH, Neil. 2003. « Foreword », in The Urban Revolution, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. vii-xxiii.

SWYNGEDOUW, Erik. 2002. « The Strange Respectability of the Situanist City in the Society of the Spectacle », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 26, no. 1, p. 153-165.

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