Et le rideau se lève sur l’espace

Par Nicolas Lozier.

La Terre nous en apprend plus long que tous les livres (Saint-Exupéry).

« L’éclairage aussi est étrange. Sans atmosphère, le phénomène de réfraction disparaît, si bien que l’on passe directement de l’obscurité totale à la lumière, sans aucune transition. Quand je tends la main pour la mettre au soleil, on dirait que je traverse la barrière d’une autre dimension. » Comme si, pour l’astronaute, l’ombre et la lumière étaient deux dimensions nouvelles, dans la mesure où n’existe plus pour lui aucune transition, la perte des phénomènes de réfraction atmosphérique provoquant une perception différente de la réalité (Aldrin, cité in Virilio, 1995 : 168).

Photomontage par Alessandro Poli pour Architettura interplanetaria (Architecture interplanétaire), 1970-1971. © Archivio Alessandro Poli. Photo- Antonio Quattrone

Quoi de mieux pour commencer ce journal/blog que de parler d’espace ! Mais je vous arrête tout de suite. Nul besoin de soupirer en pensant que je vais vous servir de la théorie, de la lourdeur géographique, du jargon spécialisé rébarbatif. Il ne pourrait s’agir que de ça ! Non, je vous invite au-delà des confins de notre monde, en nous penchant brièvement sur le voyage vers le nulle-part et partout spatial, entrepris il y a maintenant plus d’une quarantaine d’années ― et qui semble gager de nouveaux épisodes dans un futur anticipé (AFP, 2010). Situation inaugurale d’une vision renouvelée de notre terre, s’il en est : vue de l’infini, elle est ronde, bouclée sur elle-même.

Le Centre Canadien d’Architecture (CCA) de Montréal introduit une nouvelle exposition en son sein, telle que le précise la note liminaire à l’annonce du vernissage de l’exposition :

« Autres odyssées de l’espace expose trois perspectives sur une aventure entamée il y a 40 ans, après la mission lunaire de 1969. L’engouement pour l’exploration spatiale semble aujourd’hui renouvelé, à travers les expéditions scientifiques, les lancements de satellites et l’émergence du tourisme spatial, qui poussent à revoir notre relation à la planète. Comment les réflexions sur l’espace s’ouvrent-elles par de nouvelles perspectives sur Terre ? Les architectes Greg Lynn, Michael Maltzan et Alessandro Poli nous présentent ici leurs différentes approches de la question, et leurs odyssées, réelles ou virtuelles, invitent en définitive à redécouvrir notre propre monde. » (CCA, 2010a).

L’enceinte principale du CCA, divisée en six salles connectées, recueille une partie des travaux des trois architectes ayant poussés leur réflexions, non pas sur l’espace de l’architecture ou l’espace et l’architecture, mais plus sur la composante architecturale de l’espace et sa dimension humainement appropriante. Petite présentation.

Le premier (Greg Lynn) présente trois projets dont un qui dimensionne les propriétés matérielles d’une nouvelle cité mondiale (New City), reflet de l’activité virtuelle humaine que l’on retrouve avec les médias sociaux, à la fois vivace et productrice de rapports sociaux. L’ordonnancement logique des flux de ces activités sociales distanciées se traduit également, dans l’une des deux salles consacrées à Lynn, en des formes organiques uniques et mollement articulées correspondant à des portions continentales du monde. Des dites formes, l’artiste confirme dès lors non pas le reflet mais, ces formes n’ayant jamais existé auparavant, la primauté de cette tendance sociale. Concernant plus spécifiquement New City, cette ville virtuelle prend forme à partir d’un système de représentations de ces rapports, comprenez des clics et des commentaires tapés exécutés online, plus intenses sur certaines parties de ce territoire mondial ― et à l’instar de ces « poils » plus ou moins longs qui recouvrent la surface intérieure des formes substantivement sociales (voir les premières photos de la sélection d’images sur le site internet du CCA). Cette « cité » virtualisée ainsi construite et justifiée fait étonnement allusion à la cité grecque et à l’idéal démocratique immatériel qu’elle sous-tend. Ainsi, ses réflexions sur l’espace, qu’il soit virtuel ou extra-terrestre (pour les besoins d’un film) « [font]  appel à des conditions improbables ou extrêmes, telles que la réalité virtuelle ou l’absence de gravité, pour proposer de nouvelles orientations, technologies et formes, comme du domaine des possibilités architecturales. » (CCA, 2010b).

Le deuxième (Alessandro Poli) adresse aux visiteurs différents travaux, d’apparences inégales, composés en réaction à la conquête de l’espace desquels il souligne par la dialectique des positions humaines et sociales de prime abord divergentes. Ainsi l’on se retrouve dans la deuxième salle destinée à l’architecte où, de manière insolite, sont présentés des outils employés par la paysannerie italienne à la fin des années 1960 et des carnets remplis de croquis et de notes prises de l’observation de Zeno, ce paysan italien : homme seul, nullement esseulé, dans la campagne toscane, au milieu du monde, de son micro-cosme(os), et la lune comme point de repère. Contexte singulier qui renvoie familièrement au vide à portée de mains de l’astronaute, la terre comme synonyme de lune. La première salle (la première également que l’on pénètre pour commencer le circuit de l’exposition) expose ce lien entre conquête spatiale et terra firma que l’architecte cherche à matérialiser avec ce connecteur autoroutier ― dont le film du groupe italien d’architecture radicale Superstudio (1972) trace les possibilités en mélangeant théories architecturales et matériaux de collage. L’espace n’est pas l’ailleurs, mais partie intégrante de l’aventure humaine. Tout comme le monde du paysan devient le plafond terrestre du plancher cosmique de l’astronaute : « Les réflexions actuelles de Poli sont cristallisées dans le collage Zeno rencontre Aldrin à Riparbella, qui illustre la relation entre ces deux personnages emblématiques, tout en éclairant le thème de l’exposition : la redécouverte de la Terre grâce à l’exploration spatiale. » (CCA, 2010b).

Le troisième (Michael Maltzan) révèle un projet encore au stade exploratoire ― et qui se situe, quant à lui, sur une base plus familière du rôle du CCA. Pour l’architecte, l’exploration spatiale ne peut se concrétiser qu’à partir d’un seul lieu : son centre d’opération, bien ancré sur terre. Ainsi, il propose une série de maquettes et de croquis afin de cerner les caractéristiques propres au projet de construction du nouveau bâtiment pour le Jet Propulsion Laboratory (JPL). Le travail exposé démontre, dans chacune des deux salles, les conditions « technico-bureaucratique » et le contexte épique de l’aventure spatiale, constituant une trame narrative à l’élaboration du bâtiment. Ce bâtiment « cherche à combler l’hiatus entre les qualités émotionnelles de l’exploration spatiale et la nature bureaucratique de la recherche scientifique qui sous-tendent ces missions. » (CCA, 2010b). Cette mise en contexte cherche à optimiser, dans l’idée du bâtiment, la relation entre l’imaginaire ― sidéral ― décomplexé et les bornes de l’expérience quotidienne des chercheurs du JPL.

Cette exposition reste, toutefois, difficile d’approche. Et les travaux exposés, bien que suscitant un certain enthousiasme que l’on pourrait relier à l’idée fantasmatique que l’on se fait de ce qui se trouve au-delà de l’oignon atmosphérique, paraissent assez chichement éparpillés dans les salles et délicats à connecter ensemble. Cela démontre, cependant, que l’entrée dans l’ère spatiale, reflétant ce qu’il y a de conquérant dans la nature humaine, avec ses bien- et méfaits, inspire des passions variés et des situations appropriantes qui ont ébranlé le regard porté sur notre terre, sur nous. Lien qui se trouve être très stimulant avec le travail d’Alessandro Poli présenté ici, peut-être le plus poétique ― et faisant montre d’un graphisme intéressant ― d’entre les trois.

Nicolas Lozier

Exposition « Autres odyssées de l’espace : Greg Lynn, Michael Maltzan, Alessandro Poli », 08 avril au 06 septembre 2010, au Centre Canadien d’Architecture de Montréal.

Bibliographie

Agence France Presse. 2010. « Obama affirme ses ambitions spatiales : des américains autour de mars en 2035 ». AFP, 15 avril 2010. <http://www.google.com/hostednews/afp/article/ALeqM5h6MAz-5v-Z50zPzTtG8Z-qJk8L2Q> [En ligne]. Page consultée le 18 avril 2010.

Centre Canadien d’Architecture. 2010a. « Autres odyssées de l’espace : Greg Lynn, Michael Maltzan, Alessandro Poli ». CCA, expositions, 8 avril au 6 septembre 2010. <http://www.cca.qc.ca/fr/expositions/417-autres-odyssees-de-lespace-greg-lynn-michael-maltzan> [En ligne]. Site consulté le 18 avril 2010.

Centre Canadien d’Architecture. 2010b. Le CCA présente Autres odyssées de l’espace : Greg Lynn, Michael Maltzan, Alessandro Poli du 8 avril au 6 septembre 2010. Montréal, CCA, communiqué, 29 mars 2010.

VIRILIO, Paul. 1995. La vitesse de libération. Paris, Galilée.