L’inauguration d’un monde

Par Nicolas Lozier.

Pour la première fois, je voyais vraiment Samaris… Je compris que durant toutes ces semaines, la ville n’avait existé que pour moi, qu’aucun autre regard n’avait pu la percevoir (Schuiten et Peeters, 2007 : 41).

[D]ans telle tache visible sur un mur, nous « reconnaissons » un visage ; en promenade dans les Alpes, tel rocher nous apparaît comme une sculpture, dont nous pouvons même parfois identifier l’auteur. Nous avons l’impression, souvent intense, qu’il s’agit d’un fait, d’une donnée. Pourtant, il se peut que la personne qui nous accompagne, elle, ne perçoive rien. Que se passe-t-il? Nous avons assimilé un code, ce qui est le cas pour la sculpture, tandis qu’une autre personne, d’une culture différente, ignore ce code et donc perçoit les objets différemment. Nous avons saisi le réel par projection, nous ne l’avons pas perçu tel quel (Corboz, 2009 : 42).

L’esprit attentif, un premier pas est lancé. Avance-t-il ou rétrograde-t-il ? Augure-t-il un quelconque présage dont on ne peut encore identifier les causes ou les conséquences ? Bien sûr, à ce stade, ce serait se fourvoyer que d’anticiper si ce pas nous sera bénéfique ou malheureux. Mais, essayons-nous pour voir : avons-nous affaire à un contexte parallèle ou à une structure spiralée ? Non, il est encore trop tôt. Quelque soit la direction envisagée, qu’elle soit émancipatrice ou obsédante, on ne saurait toutefois dire la nature du chemin que l’on emprunte en rejoignant sur elles les couvertures qui recèlent la première histoire dessinée des Cités Obscures.

Page extraite de "Les murailles de Samaris", Schuiten et Peeters

Page extraite de « Les murailles de Samaris », Schuiten et Peeters

Ouverture

Deux auteurs, par le truchement de la bande dessinée, inauguraient au début des années 1980 une voie vers un autre monde, celui des Cités Obscures. François Schuiten et Benoît Peeters sont les deux entremetteurs de ce lieu salvateur. Le premier dessine, le second narre un univers particulier où architecture et utopie, imaginaire et faux-semblant, se télescopent. Ces quelques mots résument une ambiance, que l’on découvrira insolite et familière au fil de cette oeuvre, qui me suffisent à vouloir en approfondir la teneur. Tout en restant volontiers approximatif, il me semble intéressant de se pencher sur la méta-histoire des Cités Obscures. Ici, je ne m’intéresse pas vraiment à la composition des strips et à la cohérence de la structure de cette série, n’étant qu’un simple amateur de bandes dessinées. Je peux toutefois m’avancer à juger de la bonne qualité des dessins et des plans. J’apprécie le style graphique et narratif dans son ensemble.

Avant toute chose, il importe de décrire, ne serait-ce que brièvement, la géographie des Cités Obscures. Elle représente un monde « pangéen » très inégalement inoccupé et radicalement découpé et colonisé. La prépondérance des déserts au centre du continent et des mers le circonscrivant font que les populations peuplent principalement ses marges. Ces derniers se répartissent en différents territoires. Généralement, une cité caractérise ce territoire, et ce, sans qu’il ne soit précisé la nature de la relation que la cité entretient avec sa région. À tout le moins, celle-ci fait office de lieu principal de concentration de la population ou de rassemblement des pouvoirs politiques, économiques, culturels, etc. (l’un n’implique pas forcément l’autre). Aussi, il nous est dit, dans « Le Guide des Cités », la place privilégiée accordée à la ville : « [l]a ville, en tant qu’institution autonome et modèle d’organisation, est le premier fondement des Cités obscures et constitute le principal système de gouvernement, un peu comme ce fut le cas en Italie pendant des siècles » (Schuiten et Peeters, 1996 : 19). Chaque territoire étant topographiquement plus ou moins accessible à l’autre, les cités sont autant de lieux connectés de façon particulière ; par exemple, on ne saurait dire pour l’instant si ces endroits connaissent par exemple des relations commerciales ou bien des correspondances culturelles, si certaines cités entretiennent des rapports belliqueux ou si quelques universités font profiter de leurs savoirs l’ensemble de ces cités. Peut-être ces lieux n’exposent-ils que leur reflet, ou leur envers ; ce qui est encourageant pour l’avenir, désireux de les révéler à la face de notre monde. Dès lors, il nous faut trouver les clefs de lecture de ces lieux. Ainsi, quoi de plus banal que de faire intervenir des êtres humains comme personnages. C’est tout ce qu’il y a de plus irrationnel et passionné un être humain. Avec eux, on peut être sûr de n’être satisfait qu’à moitié des éléments qu’ils nous feront rencontrer ou qu’ils tenteront de nous expliquer. Un mot sur ces personnages à venir. On les croise un peu par hasard. Celui-là ou un autre, finalement, il importe peu du moment qu’ils remplissent leur rôle de médiation entre les étrangetés et le sentiment de déjà-vu de ce monde et puis nous, lecteurs. On peut s’attendre à ne pas tout comprendre. Ce n’est pas grave. C’est même rassurant. Mais intéressons-nous à la première de ces histoires.

Les Murailles de Samaris

« Les Murailles de Samaris » (Schuiten et Peeters, 2007) raconte l’histoire d’un ingénieur de Xhystos, Franz Bauer, envoyé enquêter par les administrateurs de sa ville sur l’origine de la rumeur qui circule à propos de Samaris. Autant le dire tout de suite, cela permettra de ne pas focaliser sur la « psychologie » du personnage, on ne sait pourquoi il est envoyé là-bas, ni ce qu’il va y faire ; le personnage non plus, bien évidemment (parce que c’est lui qui nous le renseigne implicitement). Tout ce qu’il sait, c’est que d’autres, parmi lesquels certains de ses amis, ont été envoyé à Samaris. Mais il ne s’agit que d’un vague souvenir que d’autres amis, présent ceux là, lui rappellent. Située loin au sud, à quelques semaines de voyage, la ville de Samaris sait se faire désirer pour celui qui tente de la rejoindre : « Je l’avais crue proche d’abord. Je voyais maintenant tout ce qui m’en séparait » (ibid. : 23). Par ailleurs, ce trajet illustre l’immensité creuse des espaces entre les villes. Personne ne semble y vivre. Finalement, Franz Bauer, laissé à son sort, atteint Samaris.

Son premier réflexe consiste à caractériser la structure architecturale de la ville : « Différentes architectures semblaient s’y mêler, comme si la ville conserve des traces de toutes les civilisations qu’elle avait habitées » (ibid. : 24). Cette structure exprime de prime abord l’idée d’un palimpseste, d’une archéologie complexe qui révèle le cumul historique de différentes couches politiques et culturelles qui ont composé successivement la ville. Samaris serait alors une ville dont l’importance réside dans son histoire riche. Mais pourquoi reste-t-elle si mystérieuse pour l’administration de Xhystos ? Dès lors, Franz Bauer s’approprie les lieux et observe les citadins qui les habitent. D’abord hésitant, il découvre avec engouement la ville qui se révèle à lui ; chaque coin de rue ouvre sur de nouvelles perspectives architecturales au point que cette trame constitue une séquence inédite perpétuelle.

Puis la récurrence des promenades et, surtout, des rendez-vous quotidiens avec une femme l’installent rapidement dans une routine. Cette routine, de plus en plus oppressante car bizarrement trop répétitive, entrouvre sur des moments de questionnement. Le doute s’installe chez Franz Bauer. En effet, comment ne pas subodorer de la vraisemblance de l’environnement qu’il traverse : « [i]l me semblait souvent repasser par les mêmes points. J’étais sûr d’avoir déjà vu tel porche, telles arcades, telles moulures à un balcon » (ibid. : 31) ; et de la répétitivité dérangeante de l’unique relation qu’il entretient (avec cette femme) : « [j]e retrouvais chaque jour Carla devant sa porte, arrivant chaque après-midi un peu plus tôt à cette sorte de rendez-vous qu’implicitement nous nous étions fixé » (ibid. : 30). Alors, il multiplie les tentatives pour figurer au mieux ces situations. Il s’agite et découvre la facticité de l’agencement spatial et du contexte social : « [p]ourquoi ne voyait-on jamais d’enfants à Samaris ? Pourquoi tant de portes étaient-elles condamnées ? » (ibid. : 34). Il bouscule ces éléments qui le cantonnaient à la passivité et au tâtonnement. Il revoit sa tactique et remet en cause la position qu’il avait emprunté.  »Tout cela avait duré trop longtemps » (ibid. : 35).

Décidé à quitter la ville, il s’entête à vouloir mêler cette femme à son dessein. Ce qui ne manque pas de provoquer un incident. De retour à son hôtel, la confusion des évènements passés exacerbe ses sens. Un bruit sourd et persistant, qu’il avait entendu à son arrivée et auquel il s’était habitué au point de ne plus y prêter attention, le captive à nouveau. L’air hagard, il force la porte de la chambre à côté de la sienne d’où le bruit semble provenir. Et le mystère de Samaris se dévoile brusquement. À l’envers des facades s’explique le leurre dans lequel on a voulu confiner Franz Bauer. La supercherie prend fin et le cauchemar commence. Une machinerie complexe articule les éléments du décor de sorte à agencer l’environnement chimérique : « Les rues, les maisons ne s’établissaient qu’en fonction de mes trajets ― labyrinthe mouvant où s’épuisaient mes pas, ville insensée où nul parcours jamais ne répétait le précedent… » (ibid. : 41). On lui a montré Samaris tel qu’il voulait la voir. Bien que se rendant compte de la facétie dans laquelle, avec un contrôle omnipotent, on le laissait se mouvoir, il découvre que les habitants ne sont que de simples pantins de bois qui s’animaient avec force conviction en sa présence. La femme était-elle le piège ultime qui allait le charmer et le confondre dans ce simulacre ? Au moment où il obtient sa réponse, il fait face à un autel où un livre se trouve posé. L’effroyable vérité se révèle à la lumière des dessins et du texte qui le composent. Les premiers représentent l’emblème de la ville que Franz Bauer avait auparavant remarqué et dont il avait demandé le sens. On lui avait rétorqué qu’il s’agissait d’une représentation d’une « drosera », une plante carnivore qui peuplait la région. En dessous des images, il est écrit :  »Née comme la plante, la ville se sera développée comme la plante et sans qu’aucune impureté ne soit venue l’entacher, elle se sera nourrie de ceux qu’elle aura su capter » (ibid. : 46). Ainsi cette ville carnivore déploie ses artifices pour mieux piéger sa proie. Il faut s’en échapper.

Le retour vers Xhystos est des plus pénibles. Mû par la force de sa révélation, il se prodigue courageusement à rejoindre son but. Une fois dans la ville, Franz Bauer, en piteux état physique, cherche à faire son rapport. Or, tout avait changé à Xhystos. Ou presque, tout lui paraissait changé. N’ayant accès, dans les premiers temps, au bâtiment du conseil, il tente vainement de retrouver ses amis et son ancienne maîtresse. En attendant d’obtenir audience, il erre dans Xhystos, pris parfois par de fortes hallucinations. Samaris semble lui avoir altérer sa raison aussi. Quand on lui laisse finalement l’occasion de raconter son histoire, personne des membres du conseil ne paraît se souvenir de Franz Bauer. Au bout d’un moment, enfoncé dans les curieuses révélations qu’on lui assène, Franz Bauer prend étrangement conscience de tout ce qu’il a laissé derrière lui. Xhystos devient pour lui une nouvelle supercherie, le « simulacre du simulacre » (ibid. : 54). Il repart vers Samaris, qu’il a abandonné.

Labyrinthe obscursien

Rapporter cette histoire nous enseigne plusieurs éléments ; et ce, parce que je considère, jusqu’à preuve du contraire, la crédibilité du monde des Cités Obscurs. Il est possible d’analyser, a posteriori, le cheminement de Franz Bauer dans la ville de Samaris à la lumière de la figure du labyrinthe. D’ailleurs, il en est fait mention à une reprise dans « les Murailles de Samaris ». Dans un texte retraçant la genèse du labyrinthe, André Corboz (2009) fait coïncider le développement de cette figure avec l’évolution de l’idée de destin. Se fier à cette clé de lecture permet de comprendre le processus mental construit par Franz Bauer pour se réchapper de l’errance à laquelle il était voué. En effet, il s’avère que cette figure du labyrinthe a progressivement évolué en trois grandes phases, le passage de l’une à l’autre marquerait ce que Foucault appelle une « rupture épistémique », qui sont, pour Corboz, autant de moments qui signifient une évolution des représentations relatives au sens de l’être, de l’ontologie humaine. Aussi, je me contenterai de présenter les trois grandes phases du labyrinthe. Elles expliqueront suffisamment les étapes de progression du personnage principal de cette histoire.

Le labyrinthe « crétois », ou le premier type de labyrinthe

Pour commencer, qu’est-ce qu’un labyrinthe ? C’est soit « un dédale ou, comme dit l’allemand, unIrrgarten, soit un lieu où l’on se fourvoie » (ibid. : 19). On rencontrait déjà le labyrinthe dans certains épisodes de la mythologie grecque (le labyrinthe du Minotaure). Aujourd’hui, à part quelques vestiges, il est principalement objet récréatif (basé sur le modèle de la première ou de la deuxième phase, comme nous allons le voir). Il est symbole que l’homme se caractérise également par sa capacité à se fourvoyer dans un environnement qu’il pense maitriser. Car le labyrinthe est toujours production humaine ; Dédale avait construit celui qu’occupait le Minotaure. Ainsi, le labyrinthe « crétois » ou de « Cnossos » constitue le labyrinthe de la première phase : « carré ou circulaire, ce labyrinthe présente un point central géométrique déterminé et, surtout, il n’offre qu’un seul parcours à partir d’une seule entrée » (ibid. : 21). Cette figure rappelle le cheminement vécu par Franz Bauer lors de son arrivée à Samaris, lorsqu’il découvre la ville qui se présente à lui toujours sous un jour nouveau et cela, rappelons-le, pour mieux le charmer. Car le labyrinthe crétois n’accueillait-il pas en son sein et au bout du chemin le Minotaure, qui incarnait la mort ? « Un seul parcours et la mort comme issue : le labyrinthe du premier type incarne le destin » (ibid. : 25). Dès lors comment transcender un destin aussi implacable ? La réponse provient du labyrinthe du deuxième type. Un projet de jardin, mené par Jules Romain entre 1525 et 1534 au palais du Té à Mantoue, offrait des choix de parcours : « Le plan comporte un centre, avec un seul accès et une seule entrée; en revanche, les parcours possibles sont presque toujours fondés sur le principe de l’alternative: juste ou faux » (ibid. : 28). Il fait écho à la question du libre-arbitre qui est âprement discutée durant le XVIe siècle par Érasme ou Luther. « Dans cette perspective, le labyrinthe de Jules Romain emblématise en quelque sorte ce point tournant qui met fin au Moyen Âge, puisqu’il ne signifie plus le destin, inéluctable, mais la responsabilité partagée. Il y a toujours une vérité unique qu’il faut découvrir au centre, mais c’est à la conscience d’y parvenir » (ibid. : 30). À la lumière de cet emprunt, on saisit la capacité de Franz Bauer à douter. Il restitue alors un sentiment de contrôle lorsqu’il remet en question son emplacement et ses déplacements dans cet environnement dont il perçoit la redondance. Il affirme le pouvoir de son libre-arbitre. Finalement, la forme du labyrinthe n’évoluera plus vraiment, si ce n’est pour se rendre compte d’une évolution de nature réflexive cette fois-ci.

Paul Klee. « Labyrinthe détruit », peinture, 1939

Selon Corboz, la première occurrence du troisième type de labyrinthe correspond à la création de l’oeuvre de Paul Klee, « labyrinthe détruit » (1939) : « Le titre est explicite, comme s’il déclarait que la vérité cesse d’être une sorte de course au trésor, mais qu’il appartient désormais à chacun de la façonner » (ibid. : 32). Bien sûr, précise l’auteur, l’itinéraire n’est par forcément différent : « Disons plutôt que chacun est désormais responsable de son parcours » (ibid. : 32-33). C’est ce qui se produit pour Franz Bauer au moment où il traverse de l’autre côté du décor et qu’il découvre les rouages de Samaris. Exprimant une conscience à fleur de peau, il parvient à déjouer les éléments qui le retenaient dans un état sous contrôle et à s’extirper de cette situation où la réalité lui était dictée. Ainsi, la figure éclatée du labyrinthe renvoie à l’exercice de déconstruction du réel. Sauf que dans cette histoire, lorsque Franz Bauer, « construit » de ce nouveau rapport au réel, s’empresse de rapporter aux responsables de Xhystos la « vérité » sur Samaris, il ne peut supporter le poids de celle-ci. S’il a réussi à canaliser la vérité à propos d’un lieu, au prix d’un processus mental intense, il ne supporte par contre pas l’idée que cette vérité se dévoile partout ; et d’autant plus à propos de ce qui constituait sa réalité, Xhystos. Ce qui, au final, lui fait rendre compte que le réel serait l’objet du déploiement du simulacre, le « simulacre du simulacre ».

À propos des Cités Obscures : explications complémentaires

On apprend dans « Le Guide des Cités » que l’univers végétal tient une place importante dans les représentations du monde Obscursien. Cet ensemble cosmologique se matérialise bien souvent a posteriori. En fait, nombre de formes végétale ornent, à chaque fois de manière pittoresque, les éléments architecturaux des villes. Dans un cas particulier, il semble que cet organicisme végétal sous-tende la planification originelle de Samaris. En effet, le personnage principal bute plus avant dans son histoire sur un ouvrage retraçant l’origine mythique de la ville de Samaris. Celle-ci se révèle être non pas une construction anthropique mais un échafaudage patiemment déployé afin de ne viser qu’un seul but : engloutir celui qui s’aventure en son sein. Car, Samaris est une expression urbanistique de la « drosera ». Son plan a été conçu pour que la ville s’apparente à une plante carnivore. Ville-plante ou labyrinthe-végétal auraient dit Deleuze et Guattari. Les artifices prennent tout leur sens. Le simulacre est presque parfait s’il ne fallait se rendre compte de son point faible, de la lourdeur répétitive de son mécanisme.

De Xhystos, on n’en saura pas grand chose, mis à part qu’il ne prend que quelques minutes, pour Franz Bauer, pour s’enregistrer aux registres d’attribution de sa mission et qu’il lui faut plusieurs jours pour se rendre compte que toute cette aventure n’a été que boniment ou cruellement révélatrice d’une nature fallacieuse. Alors, il nous faut puiser des informations contenues dans « Le Guide des Cités » pour compléter le travail descriptif de Xhystos. Objet d’un vaste programme de restructuration, la ville a été reconstruite à partir des croquis tirés d’un ouvrage. Nulle architecte n’assura cette tâche. En effet, notons simplement que les livres font état d’un véritable culte par la population obscursienne dans son ensemble ; l’influence de l’ouvrage à l’origine de la fondation de Samaris nous le rappelle. Ainsi, présentant un style urbanistique homogène, le plan de Xhystos déroute ses propres habitants : « Des quartiers complets se reproduisent plusieurs fois, jusque dans les plus petits détails » (ibid. : 130). Cet agencement spatial est la cause chez certains habitants d’une dérive psychologique de leur part. Elle se traduit, éventuellement, en la perte de repères et du sens du domicile. Cette forme d’ « égarement » a même été diagnostiqué : « le fameuxeffet-Samaris » renseigne la « [p]erte des repères spatiaux en même temps que crise d’identité » (ibid. : 130). Ce qui signifie que ce mal, renvoyant familièrement à la situation de Samaris, mais dialectiquement opposé parce qu’entre permanence et fugacité, est finalement documenté par les autorités de Xhystos. On l’aura deviné, Xhystos entretient une sorte de fascination à l’endroit de Samaris. Et le moment de la reconstruction de Xhystos, figeant radicalement ses formes architecturales avec une redondance urbanistique extrême, signifie la volonté secrète de reproduire le phénomène de séduction éphémère de son modèle. Mais de cette période de la Cité, il n’en reste pas beaucoup de traces (cf. Le Guide des Cités). Par conséquent, il nous est impossible de trancher le noeud Gordien. Il fallait s’y attendre.

Deux lieux, Xhystos et son double Samaris, comme deux entrées du monde des Cités Obscures, sont ici révélés. Cette entrée en matière fait office de prélude à des lectures attentives que je compte faire ultérieurement des volumes qui racontent les Cités Obscures. L’esprit désarçonné, ou bien n’est-ce que la conséquence préliminaire d’une rencontre en cours avec l’abîme, je poursuivrai.

Nicolas Lozier

Bibliographie

CORBOZ, André. 2009. « La troisième phase du labyrinthe ». In Sortons enfin du labyrinthe !. Gollion (Suisse), Infolio, Texte retouché d’une conférence donnée le 20 mars 2001 au séminaire interdisciplinaire des Archives Piaget, université de Genève, p. 19-46.

PEETERS, Benoît. 1996. Le guide des Cités. Tournai, Casterman.

PEETERS, Benoît. 2007. Les Murailles de Samaris. Paris, Casterman.